Dans un contexte maritime international où les actifs se déplacent constamment, le créancier dispose d'un outil particulièrement efficace : la saisie conservatoire de navire. Cette mesure permet d'immobiliser temporairement un navire au port, créant ainsi une forte pression économique sur le débiteur. Mais attention, sa mise en œuvre obéit à des règles précises qu'il convient de maîtriser parfaitement pour éviter tout revers juridique.
Qu'est-ce que la saisie conservatoire de navire ?
La saisie conservatoire de navire constitue une procédure spécifique permettant d'immobiliser un navire au port. Contrairement à la saisie-exécution qui vise à vendre le bien pour satisfaire les créanciers, la saisie conservatoire a un objectif plus limité : bloquer le navire pour inciter l'armateur à régler sa dette ou à fournir une garantie.
Le Code des transports précise en son article L. 5114-22 que "toute personne dont la créance paraît fondée en son principe peut solliciter du juge l'autorisation de pratiquer une saisie conservatoire d'un navire". Cette mesure est particulièrement stratégique car l'immobilisation d'un navire engendre des coûts considérables pour l'armateur (frais portuaires, salaires d'équipage, pertes d'exploitation) et constitue donc un levier de négociation puissant.
Le cadre juridique applicable
Deux régimes juridiques peuvent s'appliquer à la saisie conservatoire de navire :
1. Le régime de droit interne
En droit français, la saisie conservatoire est régie par les articles L. 5114-20 et suivants du Code des transports. Dans ce cadre, le créancier doit simplement justifier d'une créance "paraissant fondée en son principe". Ce régime s'avère relativement souple puisqu'il ne pose pas de condition quant à la nature de la créance.
2. Le régime international
La Convention de Bruxelles du 10 mai 1952 s'applique lorsque la saisie est pratiquée dans un État contractant sur un navire battant pavillon d'un État également contractant. Ce texte pose une condition supplémentaire : le créancier doit alléguer l'existence d'une "créance maritime" (notion définie à l'article 1er de la Convention).
Un arrêt récent de la Cour de cassation (Com. 13 septembre 2023, n° 20-21.546) illustre l'interprétation extensive de cette notion :
"Il résulte des dispositions de la Convention de Bruxelles de 1952 que la simple allégation par le saisissant de l'existence, à son profit, de l'une des créances maritimes visées à l'article 1er, 1 de ce traité suffit à fonder son droit de saisir le navire auquel cette créance se rapporte."
Dans cette affaire, la Cour a considéré que des dommages-intérêts liés à la rupture anticipée d'un contrat de travail, un solde de congés payés, une prime de précarité et d'autres indemnités constituaient bien une créance maritime au sens de la Convention.
La procédure à suivre
1. L'autorisation préalable
La saisie conservatoire nécessite une autorisation préalable délivrée par le juge de l'exécution ou, avant tout procès, par le président du tribunal de commerce si la créance relève de sa compétence. Cette autorisation est obtenue sur requête, c'est-à-dire sans que le débiteur en soit informé.
2. L'exécution de la saisie
Une fois l'autorisation obtenue, le créancier mandate un huissier de justice pour procéder à la saisie. Celui-ci se rend à bord du navire pour dresser un procès-verbal qui contient certaines mentions obligatoires, notamment l'indication que le navire ne peut plus quitter le port.
L'article R. 5114-18 du Code des transports précise le contenu de l'acte de saisie qui doit mentionner, entre autres, l'autorisation du juge, l'identité du créancier, la somme réclamée et les caractéristiques du navire.
Le procès-verbal est ensuite notifié aux services du port, au consul si le navire est étranger, et au propriétaire du navire. La saisie fait également l'objet d'une publicité sur les registres tenus par les greffes des tribunaux de commerce depuis le 1er janvier 2022.
3. Les suites de la saisie
L'immobilisation du navire peut se résoudre de plusieurs façons :
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Le paiement de la créance : l'armateur peut s'acquitter de sa dette, ce qui entraîne la mainlevée immédiate de la saisie.
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La constitution d'une garantie : l'article L. 5114-21 du Code des transports permet au juge d'autoriser le navire à quitter le port contre la constitution d'une garantie suffisante. Cette option est souvent privilégiée par les armateurs pour limiter le préjudice commercial.
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La contestation de la saisie : le débiteur peut former une demande en rétractation de l'ordonnance ayant autorisé la saisie ou solliciter sa mainlevée. Le juge appréciera alors le bien-fondé de la mesure.
Un arrêt illustre bien le pouvoir d'appréciation du juge concernant la garantie : "Il appartient [au tribunal] d'en fixer le montant, lorsque les parties ne se sont pas mises d'accord sur l'importance de [cette] garantie" (Com. 13 septembre 2023, n° 20-21.546).
Les écueils à éviter
1. L'erreur sur la propriété du navire
Il est essentiel de s'assurer que le navire appartient bien au débiteur. En effet, contrairement à la saisie conservatoire qui admet dans certains cas la saisie d'un navire n'appartenant pas au débiteur (notamment dans le cadre de l'affrètement), la saisie-exécution ne peut porter que sur les biens du débiteur.
La Cour de cassation a rappelé ce principe dans une décision du 19 mars 1996 (n° 94-10.838) : l'ordonnance sur requête ayant autorisé la saisie doit être rétractée lorsqu'une contestation sérieuse existe quant à la condition de propriété.
2. Le risque de saisie abusive
Le créancier qui procède à une saisie manifestement abusive s'expose à des dommages-intérêts. Dans une affaire médiatisée (CA Rennes, 27 juin 2002, "Sedov"), la cour a considéré que saisir un navire de renommée internationale lors de festivités prestigieuses caractérisait un abus de droit destiné à faire pression sur le débiteur.
3. L'absence d'action au fond
En droit français, le créancier doit, dans le mois qui suit l'exécution de la saisie, engager une action au fond visant à obtenir un titre exécutoire. À défaut, la saisie conservatoire devient caduque (article L. 511-4 du Code des procédures civiles d'exécution).
La Cour de cassation a précisé que cette action peut être une procédure d'arbitrage (Com. 14 octobre 1997, n° 95-17.706), ce qui est particulièrement important dans le domaine maritime où l'arbitrage est fréquent.
Les cas d'insaisissabilité
Certains navires échappent à la saisie conservatoire :
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Les navires d'État : en vertu du principe d'immunité des biens publics (article L. 2311-1 du Code général de la propriété des personnes publiques), les navires propriété de l'État français sont insaisissables.
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Les navires de guerre étrangers : ils jouissent d'une immunité reconnue par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer.
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Certains navires professionnels : l'article R. 112-2 du Code des procédures civiles d'exécution rend insaisissables les instruments de travail nécessaires à l'exercice personnel d'une activité professionnelle. Un artisan pêcheur pourrait s'en prévaloir, bien qu'il doive prouver que le navire constitue bien son instrument de travail.
Pourquoi recourir à un avocat spécialisé ?
La saisie conservatoire de navire représente un outil extrêmement efficace, mais sa mise en œuvre requiert une expertise technique et juridique approfondie. Les subtilités procédurales sont nombreuses et les contentieux potentiellement internationaux.
Les conséquences économiques sont considérables pour toutes les parties, tant l'armateur que le créancier : un navire immobilisé coûte plusieurs milliers d'euros par jour, mais une saisie abusive peut engager la responsabilité du créancier. Les enjeux financiers justifient pleinement l'intervention d'un conseil avisé pour définir la stratégie optimale, anticiper les obstacles et sécuriser la procédure.
Envisagez-vous de recourir à une saisie conservatoire ou devez-vous y faire face ? Un échange préalable avec notre cabinet permettra d'évaluer la faisabilité de votre projet et d'élaborer la meilleure stratégie juridique pour défendre vos intérêts.
Sources
- Code des transports, articles L. 5114-20 et suivants, R. 5114-15 et suivants
- Code des procédures civiles d'exécution, articles L. 511-1 et suivants, R. 112-2
- Convention de Bruxelles du 10 mai 1952 pour l'unification de certaines règles sur la saisie conservatoire des navires de mer
- Cour de cassation, chambre commerciale, 13 septembre 2023, n° 20-21.546
- Cour de cassation, chambre commerciale, 19 mars 1996, n° 94-10.838
- Cour de cassation, chambre commerciale, 14 octobre 1997, n° 95-17.706
- Cour de cassation, chambre commerciale, 13 janvier 1998, n° 95-15.497
- Cour d'appel de Rennes, 27 juin 2002, navire "Sedov"