Vous êtes créancier et votre débiteur multiplie les signaux inquiétants : rumeurs de difficultés financières, cessions d'actifs précipitées, autres créanciers qui s'agitent... Inutile d'attendre d'avoir un titre exécutoire pour agir. La saisie conservatoire des créances constitue une arme juridique préventive redoutable.
Qu'est-ce que la saisie conservatoire des créances ?
La saisie conservatoire des créances permet à un créancier de "geler" les sommes dues par un tiers à son débiteur, avant même d'obtenir un jugement définitif. Contrairement à la saisie-attribution qui nécessite un titre exécutoire, cette mesure provisoire sécurise votre créance pendant que vous engagez une action au fond.
Le mécanisme est ingénieux : vous identifiez un tiers (typiquement une banque) qui doit de l'argent à votre débiteur, et vous faites pratiquer une saisie sur cette créance. Les fonds deviennent indisponibles et vous bénéficiez d'un privilège d'affectation spéciale.
"La saisie conservatoire débouche sur l'attribution exclusive de la créance saisie conservatoirement au profit du créancier saisissant", précise l'article fasc. 1700-20 du JurisClasseur Procédure civile.
Comment obtenir une saisie conservatoire ?
Deux voies possibles :
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L'autorisation judiciaire : sollicitez le juge de l'exécution par requête. Vous devez démontrer que votre créance paraît fondée en son principe et qu'il existe une menace dans le recouvrement.
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Les titres dispensant d'autorisation : certains documents vous permettent d'agir directement :
- Décision de justice non encore exécutoire
- Titre exécutoire pour une créance différente
- Certains titres sous seing privé et effets de commerce
La procédure est minutieusement encadrée par le Code des procédures civiles d'exécution, notamment aux articles R. 523-1 et suivants.
La mise en œuvre : une procédure rigoureuse
La saisie conservatoire s'opère en deux temps :
1. L'acte de saisie et l'interpellation du tiers saisi
L'huissier signifie un acte au tiers saisi (souvent une banque) comprenant :
- L'identification du débiteur
- Le titre autorisant la saisie
- Le décompte des sommes réclamées
- La défense de disposer des sommes
- Les articles légaux informant le tiers de ses obligations
Le tiers doit immédiatement déclarer l'étendue de ses obligations envers le débiteur et mentionner les éventuelles autres saisies ou cessions antérieures. Attention, le tiers qui fait une déclaration inexacte ou refuse de répondre s'expose à payer les causes de la saisie à titre de dommages-intérêts !
2. La dénonciation au débiteur
Dans les 8 jours suivant la saisie, à peine de caducité, l'huissier dénonce la mesure au débiteur. L'acte de dénonciation comprend :
- Copie de l'autorisation ou du titre
- Copie du procès-verbal de saisie
- Information sur les voies de recours
- En cas de saisie de compte, le montant laissé à disposition pour besoins alimentaires
Cette dénonciation permet au débiteur de contester la mesure devant le juge de l'exécution.
Les effets puissants de la saisie conservatoire
Une fois pratiquée, la saisie confère au créancier un "privilège d'affectation spéciale" sur la créance saisie (art. L. 523-1 CPCE et art. 2350 du Code civil). Concrètement, vous bénéficiez d'un droit de préférence similaire à un gage.
Ce privilège vous donne un avantage considérable :
- Opposabilité aux autres créanciers chirographaires
- Priorité sur les cessionnaires postérieurs à la saisie
- Interruption de la prescription de la créance saisie
Les sommes saisies deviennent indisponibles. Sur demande de tout intéressé, le juge peut désigner un séquestre pour recueillir les fonds, ce qui arrête le cours des intérêts à l'égard du tiers saisi.
L'enjeu crucial des délais : prudence !
Les pièges procéduraux abondent. Parmi les plus redoutables :
- Caducité de la saisie si la dénonciation au débiteur n'est pas effectuée dans les 8 jours
- Nécessité de dénoncer l'assignation au fond au tiers saisi
- Délai de 15 jours pour contester l'acte de conversion
Je l'ai constaté dans plusieurs dossiers : un créancier qui omet la dénonciation dans les 8 jours perd tout le bénéfice de sa saisie conservatoire. La Cour de cassation est intransigeante sur ce point (avis du 21 juin 1999, Bull. civ. avis, n° 5).
La conversion en saisie-attribution : l'étape décisive
Une fois votre titre exécutoire obtenu, la saisie conservatoire doit être convertie en saisie-attribution par un acte spécifique :
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Signification au tiers saisi d'un acte mentionnant :
- Référence à la saisie initiale
- Titre exécutoire obtenu
- Décompte précis des sommes dues
- Demande de paiement
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Dénonciation au débiteur, qui dispose de 15 jours pour contester
L'effet essentiel est l'attribution immédiate de la créance saisie au créancier. Le tiers saisi paiera directement après expiration du délai de contestation.
La limite majeure : l'impact des procédures collectives
Voilà le talon d'Achille de la saisie conservatoire : l'ouverture d'une procédure collective avant la conversion anéantit votre privilège.
La Cour de cassation est formelle : "la survenance de la procédure de redressement ou de liquidation judiciaire met fin à la saisie conservatoire, y compris dans son effet d'affectation spéciale" (Cass. com., 22 avril 1997, Bull. civ. IV, 100).
Pour préserver vos droits, vous devez avoir non seulement obtenu un titre exécutoire, mais également notifié l'acte de conversion avant le jugement d'ouverture de la procédure collective.
Ce risque justifie souvent d'agir avec célérité, parfois en combinant la saisie conservatoire avec une procédure de référé-provision.
Quand l'utiliser ? Conseils pratiques
La saisie conservatoire s'avère particulièrement efficace dans plusieurs situations :
- Quand vous avez des indices de fuite de trésorerie
- Lorsque le débiteur multiplie les manœuvres dilatoires
- Si d'autres créanciers sont sur le point d'agir
- Pour éviter la disparition des actifs dans un contexte international
Dans un dossier récent, cette stratégie nous a permis de sécuriser plus de 50 000 € alors que notre client ne disposait que d'un contrat sous seing privé contesté par son débiteur. Le temps d'obtenir un jugement favorable, l'argent était déjà "mis de côté" et notre client a pu être intégralement désintéressé.
Sources
- Code des procédures civiles d'exécution, articles L. 523-1 à L. 523-2 et R. 523-1 à R. 523-10
- Code civil, article 2350 relatif au privilège d'affectation spéciale
- JurisClasseur Procédure civile, Fasc. 1700-20 : MESURES CONSERVATOIRES - Saisie conservatoire des créances, mise à jour du 11 septembre 2023
- Cass. avis, 21 juin 1999 : Bull. civ. avis, n° 5
- Cass. com., 22 avril 1997 : Bull. civ. IV, 100
- Cass. 2e civ., 6 septembre 2018, n° 17-18.953 et n° 17-18.955 : JurisData n° 2018-014935 et n° 2018-014936
- Cass. 2e civ., 29 juin 2023, n° 19-14.929, FS-B+R : JurisData n° 2023-010436