Les décisions de justice impactent parfois des personnes qui n'ont pas été parties à l'instance. Pour ces tiers lésés, le droit prévoit un mécanisme spécifique : la tierce opposition.
Qu'est-ce que la tierce opposition ?
La tierce opposition est une voie extraordinaire de recours qui permet à un tiers de contester une décision judiciaire à laquelle il n'a pas participé. L'article 582 du Code de procédure civile la définit comme tendant "à faire rétracter ou réformer un jugement au profit du tiers qui l'attaque".
Cette procédure remonte à l'ordonnance de 1667. Elle répond à une problématique fondamentale : comment protéger les tiers contre les effets préjudiciables d'une décision rendue sans qu'ils aient pu défendre leurs droits ?
Qui peut former tierce opposition ?
Selon l'article 583 du Code de procédure civile, peut former tierce opposition "toute personne qui y a intérêt, à la condition qu'elle n'ait été ni partie ni représentée au jugement qu'elle attaque".
Trois conditions cumulative doivent être réunies :
- Posséder un intérêt à agir
- Avoir qualité pour agir
- N'avoir été ni partie ni représenté au jugement
L'intérêt à agir
L'intérêt doit être :
- Légitime
- Direct et personnel
- Actuel
La jurisprudence l'interprète largement. L'intérêt à former tierce opposition existe quand la solution au fond aurait été différente pour le tiers s'il avait pu se faire entendre (Com. 3 févr. 2009, n° 07-21.541).
La qualité pour agir
Disposer d'un intérêt ne suffit pas, encore faut-il avoir qualité pour agir. Certaines actions sont "attitrées", c'est-à-dire réservées à certaines personnes par la loi.
Par exemple, en matière de divorce, la Cour de cassation a établi qu'un créancier est irrecevable à former tierce opposition contre le jugement de divorce lui-même, mais peut contester ses conséquences patrimoniales (Civ. 1re, 5 nov. 2008, n° 06-21.256).
Ne pas avoir été partie ou représenté
Le tiers ne doit pas avoir participé à l'instance initiale, ni y avoir été représenté. Cette condition soulève des questions complexes, particulièrement en droit des sociétés.
Pour les associés, la jurisprudence a évolué :
- Initialement, ils étaient considérés comme représentés par le représentant légal
- Depuis 2006, une solution plus libérale prévaut : ils peuvent former tierce opposition s'ils invoquent une fraude à leurs droits ou un moyen qui leur est propre
Quels jugements peuvent être attaqués ?
L'article 585 du Code de procédure civile pose un principe large : "tout jugement est susceptible de tierce opposition si la loi n'en dispose autrement".
Sont ainsi attaquables :
- Les décisions des juridictions de droit commun comme d'exception
- Les décisions contentieuses comme gracieuses
- Les jugements en premier ressort ou sur recours
- Les décisions au principal comme au provisoire
- Les sentences arbitrales
En revanche, sont irrecevables les tierce oppositions contre :
- Des décisions frappées d'autres recours
- Des ordonnances sur requêtes (qui ont leur propre régime)
- Des accords amiables
- Des mesures d'administration judiciaire
- Des contrats judiciaires
Comment former tierce opposition ?
Formes et délais
La tierce opposition principale se forme par assignation devant la juridiction qui a rendu la décision attaquée.
Les délais varient selon les cas :
- En principe : 30 ans à compter du jugement
- Si le jugement a été notifié au tiers : 2 mois à compter de cette notification
- En matière de procédures collectives : 10 jours (art. R. 661-2 du Code de commerce)
La tierce opposition incidente (formée au cours d'une instance où l'une des parties invoque un jugement) suit les règles des demandes incidentes.
Juridiction compétente
- Pour la tierce opposition principale : la juridiction qui a rendu le jugement
- Pour la tierce opposition incidente : la juridiction saisie du litige en cours, sous certaines conditions de compétence
Effets de la tierce opposition
La tierce opposition n'a pas d'effet suspensif, mais le juge peut suspendre l'exécution du jugement attaqué.
Si la tierce opposition est accueillie, le jugement est rétracté ou réformé, mais uniquement sur les points préjudiciables au tiers opposant. Le jugement initial conserve ses effets entre les parties originelles.
Cas particuliers en droit des sociétés et des procédures collectives
En droit des sociétés
La question de la tierce opposition des associés est délicate. L'évolution jurisprudentielle a conduit à une solution nuancée :
- Les associés sont en principe représentés par le dirigeant
- Mais ils peuvent former tierce opposition s'ils invoquent un moyen propre ou une fraude
Un arrêt du 31 mars 2021 (Com. n° 19-14.839) a étendu cette possibilité aux associés de sociétés à responsabilité limitée, reconnaissant que l'atteinte à la qualité d'associé constitue un moyen propre.
En procédures collectives
L'article L. 661-3 du Code de commerce ouvre spécifiquement la tierce opposition contre les décisions arrêtant ou modifiant les plans de sauvegarde ou de redressement.
Conditions strictes pour les créanciers :
- Démontrer une fraude à leurs droits
- Invoquer un moyen propre (distinct de celui des autres créanciers)
- Justifier d'un intérêt personnel à exercer ce recours
Le formalisme est particulier : déclaration au greffe dans un délai de 10 jours.
Conseils pratiques
La tierce opposition constitue un recours essentiel pour protéger les droits des tiers. Cependant, sa mise en œuvre est complexe et exige une analyse précise :
- Vérifier minutieusement les trois conditions de recevabilité
- Identifier les points précis du jugement préjudiciables aux intérêts du tiers
- Respecter scrupuleusement les délais, particulièrement courts en matière commerciale
- Préparer une argumentation solide démontrant l'intérêt à agir et, le cas échéant, le caractère propre des moyens invoqués
La jurisprudence étant abondante et parfois contradictoire, l'accompagnement par un avocat spécialisé s'avère déterminant pour maximiser les chances de succès. Notre cabinet peut vous aider à évaluer la pertinence de cette voie de recours et à mettre en place la stratégie adaptée à votre situation.
Sources
- Articles 582 à 592 du Code de procédure civile
- Articles L. 661-2 et L. 661-3 du Code de commerce
- Article R. 661-2 du Code de commerce
- Cour de cassation, chambre commerciale, 31 mars 2021, n° 19-14.839
- Cour de cassation, 1re chambre civile, 5 novembre 2008, n° 06-21.256
- Cour de cassation, chambre commerciale, 3 février 2009, n° 07-21.541
- Cour de cassation, 2e chambre civile, 8 décembre 2022, n° 21-15.425
- Cour de cassation, chambre commerciale, 19 décembre 2006, n° 05-14.816